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Les Editions de l'Instant

Où l'on parle de fantasy, de SF, de fantastique, de bouquins, de cinéma et... des Editions de l'Instant

L'émergence de la SF africaine (par Nnedi Okorafor)

Publié le 24 Juin 2015 par Les Editions de l'Instant

Contrairement à ce que m’ont mis en tête pendant des années un grand nombre de professeurs d’écriture créative bien intentionnés, la science-fiction est une des formes de narration les plus pertinentes et puissantes qui soient.

La science-fiction a le pouvoir de changer le monde. Littéralement. En fait, elle a déjà changé le monde. L’idée même de l’ordinateur sur lequel je suis en train de taper ces mots a surgi pour la première fois dans un roman de science-fiction. De même qu'Internet, les téléphones portables, les sous-marins, les satellites et les robots. En fait, la plupart des technologies modernes sont nées dans les pages de romans de SF.

Le pouvoir de l’imagination et de la narration ne devrait jamais être sous-estimé. En plus de générer des idées innovantes, la science-fiction provoque un effet à la fois de distanciation et d’association. Ce qui en fait un parfait moyen d’aborder d’une manière neuve des sujets tabous ou socialement pertinents mais trop souvent traités.

En considérant ces différents points, l’impact de la science-fiction africaine sur l’Afrique et le reste du monde pourrait être énorme. Malheureusement, peu de fictions émergent depuis ou hors de ce continent. Notez bien que la « science-fiction africaine » est quelque chose de différent de la « science-fiction ayant l’Afrique pour cadre » (quoiqu’il existe également bien peu de fictions de ce type).

En 2009, un an avant que ne paraisse mon propre roman SFFF africain Qui a peur de la mort ? (Panini Books, coll. Eclipse), j’ai écrit un article intitulé L’Afrique est-elle prête pour la Science-Fiction ? Cet essai était le fruit d’une conversation que je venais d’avoir avec mon ami Tchidi Chikere, célèbre cinéaste nigérian, à propos de l’absence de connexion entre l’Afrique et la science-fiction.

« Je ne pense pas que nous sommes prêts [pour la science-fiction] au sens premier du terme », m’avait dit Chikere. « Nous pouvons la masquer derrière d’autres genres, comme le réalisme magique ou l’allégorie, mais nous ne sommes pas prêts pour la pure science-fiction. Tous les films de SF occidentaux ont été des échecs commerciaux ici. Même Star Wars ! Ces thèmes ne sont pas pris au sérieux. La science-fiction s’implantera ici quand elle deviendra pertinente aux yeux des populations africaines. A l’heure actuelle, les africains sont plus préoccupés par les problèmes de mauvaise gouvernance, la pénurie alimentaire dans l’est de l’Afrique, les réfugiés au Congo, les milices au Nigéria. Les africains se soucient de routes, d’électricité, des guerres pour le contrôle de l’eau, de la famine, pas de voyages intergalactiques ou de vaisseaux spatiaux. Aujourd’hui, seules les histoires qui explorent nos réalités quotidiennes sont considérées comme pertinentes par nous. »

Il n’a pas tort. De plus, et c’est un fait, la science-fiction est née à l’Ouest. Peu d’œuvres de science-fiction, classiques ou contemporaines, proposent des personnages d’origine africaine, des mythologies africaines, des lieux africains, ou présentent des thématiques particulières à l’Afrique. Et, jusqu’il y a peu, presque aucune n’était écrite par des africains.

En tant qu’américano-nigériane, née et élevée aux USA, ce qui au départ m’éloignait des romans de SF était le sentiment de ne pas être partie prenante de ces histoires, le sentiment que je n’existais pas à l’intérieur d’elles. Je pense que l’on peut dire que ce sentiment est le même pour de nombreux écrivains africains qui pourraient envisager d’écrire de la science-fiction.

Il y a peut-être aussi une autre raison à cette absence de connexion. Tout s’effondre (de Chinua Achebe, éd. disponible : Actes Sud) a été un des premiers romans africains à obtenir un véritable succès critique en Occident (à cause du colonialisme, le succès en Occident reste la mesure du succès pour un auteur africain). Cet excellent livre fut parmi les premiers livres africains à figurer au programme des universités du monde entier. Néanmoins, il a aussi créé un précédent pour les auteurs africains cherchant à être perçus comme des auteurs « sérieux ». Aujourd’hui encore, nombre d’écrivains africains considèrent la fiction de genre, comme par exemple la science-fiction ou la fantasy, comme « enfantine » ou « amateur ».

En analysant ceci plus avant, on en arrive à constater deux faits troublants : 1. Les Africains sont absents d’un processus d’imagination globale qui peut faire avancer la technologie par le biais de fictions 2. Les Africains ne capitalisent pas encore sur un outil littéraire qui semble pratiquement avoir été conçu pour résoudre des problèmes politiques et sociaux.

En dépit de ses problèmes, l’Afrique est pleine d’inventivité et d’ingéniosité. Des exemples ? Un vers du groupe de hip-hop américano-éthiopien CopperWire me vient immédiatement en tête, tiré de leur chanson à thématique SF Phone Home (1) : « Qu’est-ce que vous pensez qu’on fout de nos journées, qu’on chasse les mouches ? On a la bi-bande et des smartphones qui viennent de Dubaï. » Cette façon qu’a eue la technologie de proliférer sur le continent africain est aussi unique et fascinante que ses nations dans leur individualité.

Regardez ces jeunes femmes dans les campagnes nigérianes marcher sur des pistes boueuses en portant des seaux d’eau sur leur tête parce qu’elles n’ont aucune plomberie à la maison : pendant leur marche, elles envoient des textos, en tenant leurs portables à bout de bras, pour éviter que les gouttes d’eau ne les abîment. Regardez ces arnaqueurs nigérians sans foi ni loi, désespérés mais innovants, qui manipulent des gens crédules grâce à Internet. Ou toutes ces infrastructures tellement peu fiables dans la plupart des pays africains qu’elles ont amené ses habitants à utiliser du matériel portable.

Regardez comment en Namibie se mélangent les rebuts du colonialisme et l’omniprésence de l’information via l’Internet. Regardez l’impact des technologies sans-fil, comme les téléphones portables ou les BlackBerry en Ethiopie. Ou les gamins de Djibouti qui, dépourvus d’électricité dans leur propre foyer, se débrouillent néanmoins pour recharger les liseuses qu’on leur a donné à l’école. Ou encore les jeunes vivant dans des décharges digitales au Ghana (2). Nous avons déjà vu des extra-terrestres atterrir à Johannesburg dans le film sud-africain District 9 (un film vis-à-vis duquel j’émets de sérieuses réserves, qui concernent la manière diffamante dont il présente les Nigérians), mais nous pouvons faire mieux. L’Afrique regorge de ressources, y compris celles nécessaires à la création de fictions de SF originales. Comme l’écrivain nigérian Ben Okri l’écrit dans son roman Birds of Heaven (non traduit) : « L’Afrique exhale les histoires ».

L’écrivain zimbabwéen Ivor Hartmann insiste également sur la singularité de sa propre culture. « La plupart des fictions spéculatives, qu’elles soient de fantasy, de SF ou fantastiques, sont fermement enracinées dans les mythologies culturelles », dit-il. « Ce n’est pas quelque chose auquel nous pourrons jamais échapper, parce que ces mythologies forment la base archétypale de toute fiction spéculative. C’est pour ça que je pense que les écrivains africains ont déjà changé le visage de la littérature et plus encore, parce que nos mythologies, dans toute leur diversité et toute leur complexité, sont pour la plupart non-écrites et, par conséquent, présentent une perspective relativement nouvelle et originale. »

C’est une perspective que je comprends intuitivement. Mes parents étaient tous deux des Igbos nigérians ayant émigré aux USA en 1969 pour y suivre un doctorat en médecine. Dès que nous, leurs enfants, fûmes assez grands, nous partîmes régulièrement en voyage au Nigéria. Depuis, l'appartenance, l’amour et la fierté inconditionnelle que j’éprouve pour le Nigéria sont infinis. La culture nigériane dans laquelle j’ai été baignée, aussi bien aux USA que lors de mes fréquents voyages sur place, est la fondation même de mon besoin de voir l’Afrique dans l’avenir. J’ai commencé à écrire de la SF prenant l’Afrique pour cadre, basée sur des cultures africaines spécifiques, racontées d’un point de vue africain, parce que je voulais LIRE ces histoires. Ma mère me disait toujours que le meilleur moyen de voir quelque chose fait, c’est de le faire soi-même. Dans mon roman Lagoon (non traduit), des aliens débarquent à Lagos, Nigéria, tout part en vrille et mêmes les esprits et les fantômes des ancêtres s’en mêlent.

Quelques autres artistes ont aussi pris les choses en main. En 2010, la réalisatrice kenyane Wanuri Kahiu a présenté son court-métrage Pumzi (3) au festival de Sundance, où il a été acclamé, et a récolté plusieurs récompenses. En 2012, le groupe CopperWire a sorti son premier album, Earthbound, qui est formidable et a été qualifié de « space-opera hip-hop » (4). En 2011, l’écrivaine sud-africaine Lauren Beukes a obtenu le prix Arthur C. Clarke pour son second roman de SF, Zoo City (Presses de la Cité). La toute première anthologie consacrée aux auteurs africains de SF, AfroSF (non traduite), composée par Ivor Hartmann, a été publiée en 2013. Trois (Fleuve Editions), de la sud-africaine Sarah Lotz sera publié en 2014.

Au fur et à mesure que les lecteurs africains prendront connaissance de ces quelques œuvres disponibles aujourd’hui, leur palette de goûts s’enrichira et, avec un peu de chance, ils en viendront à aimer la science-fiction africaine, ancrée dans l’Afrique. Ce n’est qu’une question de temps. Je peux parfaitement imaginer ce qui se passera ensuite.

(Note de l’éditeur : cet article a été rédigé en 2014 pour le New York Times, mais il n’est jamais paru et n’a été publié que sur le blog de Nnedi Okorafor. )

Publié avec l’aimable autorisation de Nnedi Okorafor. ©Nnedi Okorafor 2014

(1) https://www.youtube.com/watch?v=vVLGVx6ro58

(2) voir par exemple : http://koaci.com/ghana-agbogbloshie-poubelle-electronique-mondiale-menace-vies-87138.html

(3) https://vimeo.com/46891859

(4) http://www.copperwiremusic.com/

Nnedi Okorafor est l'auteur, entre autres, de Qui a peur de la mort ? (World Fantasy Award 2011) et de nombreux romans et nouvelles, regroupées dans le recueil Kabu Kabu.

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G
Merci pour la traduction et la publication de cet article, vraiment très intéressant !
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F
Ce qui est curieux c'est que l'on constate que la SF africaine, publiée dans des anthologies ces deux dernières années, provient surtout de l'Afrique anglophone. Peut être pas quand on sait que l'Afrique francophone ce sont les pays les plus pauvres du monde.
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L
Je suis d'ailleurs assez preneur pour toute info, article, liste,... qui étudierait/parlerait de/ ferait des suggestions à propos de la SF africaine francophone.