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Les Editions de l'Instant

Où l'on parle de fantasy, de SF, de fantastique, de bouquins, de cinéma et... des Editions de l'Instant

"Le village" : les premières pages

Publié le 11 Mai 2016 par Les Editions de l'Instant

Chapitre un

Le silence.

Le silence l’accueillit. La jeune fille ouvrit les yeux sur une paisible chambre aux murs blancs et nus. Cette pièce lui était étrangère.

Elle en avait la certitude.

Lentement, elle bascula en avant pour se lever et quitter le lit aux draps de lin. Ses jambes étaient maigres, pâles. Des veines couraient sur ses cuisses, longues et fines. Elle préféra détourner les yeux.

La jeune fille ne portait qu’une étrange chemise de nuit sans manches et beaucoup trop courte pour elle. Passant la main sur l’étoffe, elle remarqua des broderies, mais leurs motifs grossiers ne lui évoquaient rien, malgré ses efforts. Son prénom lui-même lui échappait.

Au même instant, le plancher grinça, comme pour se moquer de son amnésie.

Elle n’avait pas encore prêté attention au sol de la pièce. Les gémissements des lames de bois se répétèrent, lugubres. Le parquet s’était réveillé lui aussi, tentant d’alerter ses maîtres absents, ou peut-être la maison elle-même.

La jeune fille espérait que chaque mot entraîne un ricochet, mais la surface de sa mémoire restait désespérément calme. Elle se sentait comme portée par un courant invisible, en direction de l’inconnu.

Elle atteignit un petit salon poussiéreux, meublé d’une chaise en bois et d’un bureau où trônaient un encrier et une plume. Des cendres étaient éparpillées sur le sol. Modeste, l’âtre de la cheminée semblait froid. Pas l’ombre d’un fagot ou d’une pierre à feu. Le contrecœur disposé là était totalement lisse. La jeune fille observa son manteau, mais celui-ci refusa lui aussi de lui dévoiler quoi que ce soit.

Elle oublia sa vaine quête d’indices. Un miroir ornait la hotte de la cheminée, dépourvu de tout artifice. Son reflet devait avoir 18 ans environ. Ou peut-être 16 ans. Ou bien 22. Mince. Maigre. Timidement, elle leva les mains vers son visage. Ses joues étaient creuses, ses pommettes hautes. Un peu trop sans doute pour qu’on la trouve jolie. Ses lèvres s’étirèrent ; son sourire devait facilement se changer en rictus moqueur, dur. Trop dur pour son âge. Ses yeux… Ils avaient l’air… verts ? Gris ? Un détail... Elle avait la peau pâle, mais pas autant que sa chemise de nuit. La jeune fille semblait s’être faufilée dans cette maison en passant par la cheminée. Elle n’avait pu s’en apercevoir plus tôt, mais son visage était barbouillé de suie. Ses mains redescendirent le long de son cou. Sa gorge se révéla douloureuse au toucher. Pourtant, elle ne distinguait aucune trace de coup ou de lien.

Ses bras étaient musclés, nerveux. Elle le nota dans le miroir en passant les mains sur ses côtes, à travers le coton. Mais pourquoi était-elle aussi maigre ? Était-elle pauvre ? La retenait-on prisonnière ici depuis des semaines ?

Elle aurait voulu voir son reflet prendre la parole pour l’aider. Mais la jeune fille dans le miroir baissa la tête, impuissante, et passa les mains dans ses cheveux. Elle était restée tellement concentrée sur les traits de son visage qu’elle avait ignoré les lourdes boucles blondes qui cascadaient sur ses épaules. Ses doigts se perdirent sous les mèches encore humides qui lui tombaient sur le front et elle garda les mains nouées derrière la tête, prostrée.

Dans le miroir, son image secoua la tête. Doucement, la jeune fille tendit un doigt vers son reflet, constatant au passage la crasse sous ses ongles. De toute évidence, sa vie ne devait pas être celle d’une jeune fille de bonne famille. Elle se demanda pour la première fois si elle avait vraiment envie de recouvrer la mémoire. Le contact glacé du verre interrompit cette réflexion et lui rappela l’idée farfelue qui l’avait poussée à tendre la main. Apparemment, impossible de traverser le miroir. Elle ricana presque malgré elle. Éclater en sanglots ne lui aurait été d’aucun secours.

La jeune fille n’avait d’autre choix que de poursuivre son chemin.

Elle tendit l’oreille, mais un calme absolu régnait dans la demeure. Rien. Pas un bruit. La jeune fille essaya en vain de déceler un chuchotement furtif, le grincement d’une porte ou le murmure d’un verre d’eau. Seules les plaintes de son estomac se réveillant à son tour lui répondirent.

Elle remarqua une porte, sous les escaliers. La demeure donnait l’impression d’avoir été construite de façon anarchique, comme si ses bâtisseurs avaient rajouté des pièces au fur et à mesure. La jeune fille traversa un nouveau couloir avant de pénétrer dans la seule pièce suscitant sa curiosité en cet instant : la cuisine.

Spacieuse, elle se révélait largement plus agréable que le reste de la demeure. Une batterie de casseroles en cuivre était alignée sur le mur, au-dessus d’un immense évier de pierre. Une longue table en bois trônait au centre de la pièce, encadrée de deux bancs. Des étagères couraient sur un autre mur, sur sa droite, remplies de bocaux et de jarres en terre cuite. Vides. Un peu plus loin, une large ouverture en forme d’arche invitait le visiteur à passer dans la pièce suivante, de toute évidence particulièrement lumineuse. Un beau soleil semblait l’attendre à l’extérieur.

Trois pots de conserve étaient rangés derrière le bol. Elle souleva le couvercle d’une huche à pain. Vides, là encore. Déçue, la jeune fille se résigna à reprendre sa visite forcée.

Au cours des deux heures suivantes, elle arpenta donc la maison de long en large et découvrit un garde-manger, trois autres chambres, un deuxième bureau, et surtout : une armoire. Une belle armoire à quatre portes, dans un couloir reliant les deux chambres les plus grandes. Fébrile, elle tendit lentement le bras vers la poignée, craignant de découvrir un autre placard vide.

Un soupir de soulagement accueillit la penderie. Des serviettes en lin s’entassaient sur une étagère. La jeune fille s’attendait à plisser le nez à cause du renfermé, mais l’odeur chaude du bois la réconforta. Une odeur agréable, fruitée. Pour l’essentiel, la jeune fille devait composer avec une sélection de chemises blanches en coton qui se ressemblaient toutes. Elle ouvrit les deux autres portes de l’armoire et les vêtements rangés là, toujours très soigneusement, s’avérèrent par chance un peu plus variés. Elle finit par dégotter une paire de bottines et des pantalons et se débarrassa enfin de la chemise de nuit, enfilant un corsage mal taillé dont elle se contenterait pour le moment.

La jeune fille avait découvert que la maison comportait également un grenier, mais n’avait pas osé tirer sur la trappe au plafond. Elle hésita en revanche à s’arrêter devant une autre pièce de la maison qu’elle avait préféré éviter jusque-là : la salle d’eau et sa baignoire en fonte.

Elle avait une folle envie d’un bon bain chaud et de savon, mais elle ferait avec quelques heures de plus et patienterait en attendant les bulles. Elle préférait sortir. Midi approchait. Passé et présent semblaient s’affronter dans chaque pièce. Les deux ères se livraient entre ces murs un duel qui la dépassait.

Une raison de plus de quitter ce lieu étrange.

Traverser le pont aperçu depuis les fenêtres côté sud constituerait déjà une première étape.

Au pire, elle rebrousserait chemin pour la nuit. Poussée par une intuition incertaine, elle posa la main sur le loquet de la porte d’entrée. La serrure murmura doucement et la porte s’ouvrit.

L’angoisse de l’instant s’abattit à nouveau sur ses épaules, la poussant sans ménagement vers l’extérieur.

Interlude

― Si j’étais vous, je n’irais pas là-bas…

Le jeune forgeron s’essuya les mains en jetant un coup d’œil nerveux à l’étrange visiteur arrivé un moment plus tôt. La pénombre déployait déjà ses sentes dans le crépuscule.

― En tout cas, j’ai changé le fer à cheval de votre bête. Vous pouvez repartir.

Et le plus tôt sera le mieux, se dit le forgeron. D’ordinaire, les camelots étaient censés attirer la sympathie des gens, pas les effrayer. Mais depuis que cet homme avait arrêté son chariot dans la cour, le forgeron était incapable de retrouver son calme. Il avait toutefois examiné le cheval attelé au chariot, un pauvre canasson efflanqué blanc de sueur. Il ne pouvait tout de même pas les renvoyer comme ça.

De même, le forgeron n’avait pu s’empêcher de le mettre en garde. L’étranger, qui n’avait pas quitté le banc de son chariot, baissa les yeux sur lui.

― Pourquoi éviter cette destination ? demanda-t-il simplement.

― La nuit tombe. Et le temps d’atteindre le prochain village, avec la lande à traverser…

― On m’a dit qu’il y avait un village à trois lieues d’ici à peine.

Le forgeron se figea.

― Ah, vous ne devriez pas continuer par là. Vous n’avez peut-être pas entendu parler de ce qui s’y passe.

Le colporteur tira sur son chapeau à large bord, comme s’il avait voulu l’étirer un peu plus encore. Le forgeron aurait juré le voir sourire.

― Non.

― La lande… Il ne fait pas bon voyager de nuit par ici. Pour nous, cela fait longtemps que ce village n’existe plus. Vous devriez prendre une chambre ici, à l’auberge. En cette saison, il y a toujours de la place pour un honnête…

― Mais pourquoi ne pas y aller ? insista l’étranger.

Cette fois, le forgeron leva la tête et son regard se déroba, à l’ombre de son couvre-chef. Son sourire, lui, ne l’avait pas quitté… Un sourire qui se voulait amical mais qui restait désespérément froid, moqueur. Le sourire de quelqu’un qui connaissait déjà la réponse à la question qu’il posait. Le forgeron n’avait pas l’habitude de se laisser malmener ainsi. Au village, il s’était souvent battu pour moins que ça. Il détestait qu’on le prenne pour un idiot.

Et pourtant, il baissa les yeux tel un écolier puni.

― Ce village est maudit, reprit-il. Tout le monde l’évite. Depuis que… Depuis que la peste a frappé leurs enfants…

― La peste ? Et elle n’est pas arrivée jusqu’ici ?

― Seigneur non ! Je vous l’ai dit, ce village est maudit. Le pays a beaucoup changé ces derniers temps.

Le forgeron avait de plus en plus de mal à trouver ses mots et sentait la colère le gagner.

― Écoutez, si vous avez envie qu’on vous raconte des histoires à dormir debout, ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser ! J’ai terminé avec votre cheval. Partez maintenant.

― Mais je ne vous ai même pas encore payé !

Le forgeron serra les poings et cracha en direction du chariot.

― Je ne veux pas de votre argent. J’ai seulement changé un fer. Mettons que je vous l’offre et disparaissez.

― Moi qui pensais profiter de l’hospitalité des bonnes gens de la région après avoir été charitablement mis en garde…

La morgue suintait désormais de chacun de ses mots. Mais l’étrange colporteur n’insista pas et claqua la langue à l’attention de son cheval.

Dans une mélopée de grincements lugubres, la carriole exécuta un demi-tour et l’attelage s’engagea dans l’allée conduisant à la route principale traversant la bourgade. La route du pendu, se souvint le forgeron avec un frisson glacé. On avait retrouvé le cadavre de l’un des habitants du village voisin venu implorer leur aide suspendu à un arbre en bord de route, se balançant dans la bise tel un épouvantail dans la tempête. Il était encore chaud quand le croque-mort avait coupé la corde.

Personne n’avait voulu écouter cet homme. Les villageois s’étaient réunis à l’entrée du bourg pour l’empêcher d’aller plus loin et avaient chassé le pauvre homme sans ménagement, sous les quolibets des gamins.

Le forgeron foudroya le chariot du regard. Son conducteur ne s’était pas retourné une seule fois depuis qu’il avait quitté la cour mais le forgeron sentait encore sur lui la morsure de son sourire.

― Allez au diable, grommela-t-il.

Il frissonna à nouveau. Le vent, sans doute. Ou peut-être le rire de l’étranger, sec et cassant. Le camelot se trouvait à l’autre bout de l’allée, déjà avalé par les ténèbres. Mais le forgeron avait la terrible sensation qu’il se tenait à côté de lui, une main glacée sur son épaule, son souffle aigre sur sa nuque.

La Mort.

Le village est le premier roman d'Emmanuel Chastellière, disponible dès le 12 mai 2016 sur le site des Éditions de l'Instant : www.leseditionsdelinstant.com

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